PALIMPSESTE

PALIMPSESTE

Des hommes ou des dieux ?

 

“Des hommes et des dieux”. Le film est en passe de devenir un des succès majeurs de l’année. Et l’un des plus vus du cinéma français de la décennie. Pourtant, le classicisme de la mise en scène, le jeu parfois éculé et théâtral de certains comédiens semblent en retard d’une guerre. Un film pour les vieux assurément : rythme lent, longs plans de paysages, chants liturgiques à foison, parole plutôt rare, tous les ingrédients nécessaires à la sieste de papi semblent en effet réunis.

Oui tout cela est vrai et l’on pourrait même être plus féroce encore sans trop forcer. Pourtant, “des hommes et des dieux” caracole en tête des entrées, les salles sont encore pleines, et le film est en piste pour les Oscars. Comment expliquer ce succès ?

DES CATHOLIQUES EN MAL DE FOI ?

 

La première hypothèse est la plus simple. Le film attire les derniers cathos de France. Nos paroissiens en mal de pape charismatique se précipitent voir les “vrais moines” en leur demeure. Pour autant, le film n’est guère mystique car où est la transcendance ? Qu’apporte la foi aux moines si ce n’est un piètre réconfort hypothétique au moment de leur mort ? Non, il ne s’agit pas d’un film qui donne l’envie de croire. En revanche, et c’est ce qui plaît à nos spectateurs catholiques, le doute ressenti chez plusieurs frères peut s’articuler comme un discours pro domo : “Je prie mais je n’entends plus rien” dit l’un des membres de la communauté pour au final décider de braver la mort, rejetant ainsi ses hésitations. Tel autre affirme avoir la tentation de “revenir plombier en France” avant de reconnaître que sa vie est “ici” en Algérie.Un dernier affirme que “partir c’est mourir”.  Mais au final, tous restent dans le monastère au contact de ce dieu parfois trop lointain et aux voies (voix) décidément impénétrables. Le fidèle doute mais au final parvient à rester dans le droit chemin. Voilà le surhomme, l’imitateur du Christ :  il détient la vraie foi, il a cru la perdre mais c’est ainsi qu’il l’a pleinement retrouvée. Le héros catho moderne pourrait bien se nicher dans le monastère de Tibérine. Est-ce le brave Amédée qui parvient à se dérober en se planquant sous son lit ? Rien n’est moins sûr… Judas de la cause ?

EN QUETE DE SPIRITUEL ?

 

D’immenses penseurs, de Malraux à Sarko, avaient prédit que le “XXI° siècle sera religieux”. Sommes-nous en présence d’une manifestation de la prophétie ? Nos spectateurs avides se rendent-ils dans les salles obscures comme on se rend à Compostelle ? Le propos serait le suivant : nos concitoyens désorientés dans ce monde globalisé et complexe sont à la recherche de sens. Or, l’hyperconsommation et les flux continus d’informations et son corollaire le hic et nunc érigé en mode de vie, produisent une anxiété métaphysique. Devant cette angoisse, ils se rendent en masse dans  “l’usine à rêves que constitue l’industrie cinématographique” pour quitter un instant le monde et ses basses contingences. Le matérialisme n’a que trop vécu, bienvenue au spiritualisme ! Notre siècle désenchanté, sécularisé et désillusionné a besoin d’une renaissance…pourquoi pas celle de l’Eglise ? Aussi séduisante soit l’hypothèse le succès rencontré par “Des hommes et des dieux” n’est en rien consécutif d’un “retour du religieux”. La recette du succès est à chercher ailleurs.

UNE HISTOIRE VRAIE

 

Histoire romancée mais Histoire quand même. Cette malheureuse affaire de moines égorgés avait défrayé la chronique. Le mystère entourant leur exécution était resté entier : Les bourreaux étaient-ils islamistes ou bien l’armée algérienne avait-elle laissé faire ou commandité leur exécution? Le rôle de l’Etat français demeure lui aussi assez obscur. Une affaire mystérieuse donc, une cadre à la Agatha Christie, des religieux désarmés et obstinés face à des terroristes armés jusqu’aux dents. Mélange de réalité et de fiction, “des hommes et des dieux” dispose d’une dramaturgie exceptionnelle qui peut séduire les férus d’Histoire aussi bien que les amateurs de polars. La relative proximité temporelle avec les événements narrés stimule encore davantage la curiosité. Mais nous ne saurions nous abandonner à cette théorie : le cinéma n’a jamais produit autant de films “historiques” ou traité d’affaires mystérieuses. Ce choix est banal et ne saurait expliquer à lui seul que plus d’un million de français accourent.

SALAUDS D’ARABES ?

 

Etrange en revanche est l’absence de polémique suscité par le film. Souvent, la violence de la polémique permet à un film sans grande envergure de séduire les spectateurs. Rares sont les voix dissonantes dans le concert de louanges. Un film que tout le monde aime a-t-il un intérêt ? Si tout le monde aimait Koons ou Jeunet auraient-ils rencontré le succès ? Le film ne dérange pas…les critiques en tout cas. Mais j’aimerais ici me livrer à un propos plus acéré (et peut être de mauvaise foi-blasphème !).

 

Car que voit-on ? Des moines catholiques qui structurent la vie de la cité musulmane, une jeune femme future victime d’un mariage arrangé qui confesse ses inquiétudes auprès d’un frère qui lui répond pudiquement que “c’est un autre problème” (sous-entendu : “ta religion obscurantiste, je préfère ne pas l’évoquer”). On découvre un chef de communauté déguisé en Averroès, épris du Coran et qui fait la leçon aux barbares hirsutes et analphabètes. On trouve aussi des arabes perdus si “la branche sur laquelle ils se reposent” (le monastère) venait à disparaître. On assiste aussi à une jolie prière musulmane dont la traduction sous titrée cesse après que le récitant a prononcé quelque chose comme “donne nous la victoire sur les infidèles”… De ce point de vue le discours du film peut s’interpréter comme “enseigner les aspects positifs du néocolonialisme” ! Au final, les chrétiens pardonnent (bien sûr) et les musulmans tuent (évidemment). Sans les moines pas de médecine, pas de miel sur le marché,  bref plus de civilisation !

 

Quels contrepoids à ces épisodes pour le moins ambigus  ? Deux scènes essentiellement : le frère médecin qui s’endort avec “les lettres persanes” entre les mains. Qu’est-ce à dire ? Qu’il y eut une époque où notre civilisation occidentale pouvait tirer quelque parti de la musulmane ? Mais comme compréhension et interprétation des civilisations du Maghreb, on fait mieux ! Ou bien le frère médecin préfère-t-il les ragots de la presse locale aux arguties juridico-philosophiques de Montesquieu qui l’endorment ?

 

L’autre scène est plus franche mais en réalité tout aussi contestable. Il s’agit d’une des entrevues avec le haut fonctionnaire algérien du ministère de l’intérieur. Dans une périphrase ledit fonctionnaire dit quelque chose comme “je pense à l’inverse de vous (les moines présents dans son bureau) que c’est la colonisation française qui nous a retardé.” Les moines baissent la tête, l’air contrit. Derrière cette dénonciation apparente se cache un poncif des plus éculés : Le fonctionnaire algérien reconnaît que son pays est en retard, c’est donc que l’Algérie est un pays arriéré. Il ne s’agit pas de faire un procès d’intentions mais si le réalisateur avait vraiment voulu accréditer cette thèse, il l’aurait mis dans la bouche d’un autre que ce bureaucrate plus ou moins corrompu.

 

En d’autres termes : 1/ La présence européenne et chrétienne en Algérie est bénéfique aux Algériens. 2/ La civilisation arabe ne nous a rien apporté au moins depuis le XVIII° siècle 3/ Malgré notre apport, ils n’ont rien retenu et sont encore en retard 4/ Et cela ne les empêche pas de nous faire la leçon !

 

Les spectateurs sont-ils pour autant des zélés serviteurs d’E. Zemmour, d’E. Ciotti, de G. Bush ou de S. Huntington ? Mais le film, peut-être à son insu donne des arguments à ceux qui pensent que le dialogue entre civilisations est impossible. Dans sa neutralité bienveillante, le film attise les incompréhensions réciproques. Nul doute qu’il ne saurait être diffusé en Algérie. Que ce soit bien clair : le but d’un film n’est pas d’infirmer ou d’accréditer telle ou telle thèse, mais il lui faut un contextualisation plus solide. Quand on prétend traiter l’Histoire on effectue un travail d’historien. On ne se contente pas de mettre 4 phrases “d’explication” durant le générique de fin. Le partisan de l’Algérie française y trouvera donc son compte à l’instar du catho tradi.

 

L’ANTI BLING BLING ?

 

Et si le film devait son succès à son côté décalé ? Travail agricole et monde rural. Piété et contemplation. Simplicité et modestie. Dépouillement et parole mesurée. Refus du paraître et proximité de l’être. Tous ces couples fonctionnent à merveille pour qui souhaite un retour à “l’authenticité” aux “vraies valeurs”. Ces hommes capables de se réfugier intérieurement, de lire sans arrêt, de prier assidûment savent prendre leur temps. Leurs paroles sont rares et pondérées, loin bien loin de l’agitation permanente, du tourbillon médiatique. Ils incarnent un idéal devenu pratiquement inconcevable de nos jours. Leur environnement n’est pollué ni par des ordinateurs, ni par des publicités et si peu par les gaz d’échappement. Ils soignent sans médicaments. L’autonomie soixante-huitarde chez les moines de Tibérine ? C’est un peu ça. En cela, ils accèdent au statut des demi-dieux de l’Antiquité. Mortels mais situés dans un ailleurs inaccessible au commun des mortels, les moines vivent en Utopie. S’agit-il d’hommes ou de dieux ?

 

L’IMPOSSIBLE IMPASSE DU MONDE

 

“Humains trop humains” aurait sans doute répondu notre Friedrich. La déconstruction du mythe du paradis terrestre est peut-être la partie la plus convaincante du film. Il est, même pour des moines au firmament de leur spiritualité, impossible de faire l’impasse sur ce qui les environne. Tout au plus peuvent-ils faire semblant, comme dans cette scène ou l’hélicoptère de l’armée couvre leurs chants. L’irruption de l’extérieur, la violence soudaine, les enjeux géopolitiques qui ressurgissent en pleine figure. Il n’y a pas d’innocent et celui qui veut s’échapper de l’emprise du monde a néanmoins sa part de responsabilité car il “hérite” d’une époque, les moines ici sont assimilés par les islamistes à la colonisation, puisqu’ils la perpétuent quoique sous d’autres formes. Une fois morts, que reste-t-il de l’esprit qui les animait ? Rien, des bâtiments vides.  Au final, “des hommes et des dieux” nous dit que la “quête mystique” rapproche des dieux mais non les hommes.



25/09/2010
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